Introduction

« La musique est ma drogue ! Elle n’est qu’une forme d’expression de l’être humain et celle qui, indubitablement, me correspond le mieux. Je suis persuadé que chacun, au fond de lui, a ce besoin d’exister au-delà du simple registre des mots. C’est là que l’art entre en action. J’ai besoin de la musique, et c’est aussi vrai aujourd’hui que ça l’était lorsque j’ai débuté ma carrière dans les années 70 »[1].

JOHN SCOFIELD | PCE - Passeport Culturel Étudiant - Université de Tours

Comme l’explique John Scofield, la musique est une passion fondamentale dans la vie de nombreuses personnes. Elle est parfois associée à une attirance plus particulière pour un instrument, comme la guitare. Difficile de comprendre l’origine de cette passion. Peut-être dans des souvenirs d’enfance, à l’écoute de quelques notes issues de « Communiqué » (1978) de Dire Straits, de « Wish You Where Here » (1975) de Pink Floyd, ou du « Moonlight Shadow » (1983) de Mike Oldfield. Dans tous les cas, la passion s’installe à l’écoute des magiciens de cet instrument à six cordes, qui proposent des albums auprès desquels il devient possible de se ressourcer régulièrement. Leurs morceaux aux sonorités incroyables suscitent l’envie d’en percer les mystères.

Communiqué: Dire Straits: Amazon.fr: Musique

Le projet de ce site est de tenter de mettre en mot l’art de ceux qui peuvent être considérés comme de véritables magiciens. Comme le souligne Joe Satriani, « le jeu du guitariste sur scène est une forme d’art complexe qui mêle le son, le rythme, l’harmonie et la mélodie, le sérieux et l’irrévérence, l’authenticité et la pose. (…) L’ivresse du guitariste face à un public pendu à chacun de ses accords, à chacune de ses notes, est l’une des expériences les plus extraordinaires qu’on puisse vivre »[2]. Les magiciens sont capables de faire émerger des émotions fortes dans le public, par l’intermédiaire de compétences que l’on a des difficultés à comprendre. C’est exactement ce que ressent l’auditeur à l’écoute de Jimi Hendrix, Eddie Van Halen, Alan Holdsworth, Steve Vai ou Sylvain Luc. S’il est possible de parler de magie à propos de certains guitaristes, c’est qu’ils réalisent des merveilles en mêlant leurs doigts sur les cordes, et leurs pieds sur les pédales d’effets.

Joe Satriani, le guitariste des guitaristes - Le Point

Leur performance est le reflet d’un développement intérieur, qui devient alors une source permanente de questionnements et d’interrogations par les amateurs de musique. Par exemple, « quand on regarde les doigts d’un improvisateur, on perçoit des gestes qui ne sont que le reflet d’un autre étage. Quel est cet autre étage ? Où est-il situé ? »[3]. Tous les apprentis guitaristes tentent de comprendre ce qui se passe dans cette émergence de sonorités stupéfiantes. La passion pour la guitare s’ancre notamment dans ce décalage entre cet univers de perceptions et d’émotions d’une part, et la difficulté à appréhender les mécanismes associés d’autre part. Il y a là quelque chose de secret à découvrir, qui donne envie d’écouter et de ré-écouter ces guitaristes, pour éventuellement ensuite devenir capable de reproduite cette magie soi-même. Plus précisément, percer le mystère des magiciens de la guitare nécessite de se poser au moins cinq questions.

1. Comment expliquer la magie ? Cinq questions pour y répondre

Premièrement, la magie provient-elle de la guitare (et du matériel) ou du musicien ? Au cours du XXe siècle, les progrès technologiques ont permis l’émergence de guitares de légende[4] : Fender Stratocaster, Fender Telecaster, Gibson Les Paul, Gibson SG, Gibson ES-335, Ibanez JS, Ibanez JEM… Simultanément, l’évolution des amplificateurs et des pédales d’effets (Saturation, Distorsion, Delay, Chorus, Wha-Wha, Whammy…) a ouvert le champ des possibles en termes de sonorités. Notamment depuis la révolution Jimi Hendrix, la magie de la guitare vient à l’évidence de l’exploitation de ces innovations matérielles. Néanmoins, comme le dit Eric Clapton à propos de Jeff Beck, « ses doigts, tout est dans ses doigts »[5]. La magie vient aussi et surtout du guitariste lui-même, de tout le savoir-faire incorporé au fur et à mesure de ses expériences musicales et de sa trajectoire de vie.

La legende de la Fender Stratocaster ; tribute to the Fender Stratocaster -  Jean-Pierre Danel - Auteurs Du Monde - Grand format - Le Hall du Livre NANCY

Deuxièmement, la magie vient-elle de la virtuosité technique ou de la simplicité d’une interprétation ? Le terme de « Shredder » est devenu classique pour parler des guitaristes s’exprimant avec énormément de vitesse, surpassant les difficultés techniques avec une extrême fluidité. Il y a effectivement quelque chose d’extraordinaire dans le jeu en staccato de Al Di Meola, dans le jeu legato de Joe Satriani ou dans l’exploitation du tapping par Eddie Van Halen. Cependant, le risque existe de se perdre dans la recherche de virtuosité technique, et de ne plus jouer avec feeling et émotions. Un bluesman comme BB. King, ou un guitariste comme Neil Young dans un registre Folk-Rock, témoignent du fait que la magie émerge aussi de solos plus simples techniquement, mais d’une incroyable authenticité, et gorgés de feeling. Parfois encore, comme dans « Passion and Warfare » (1990) de Steve Vai, l’auditeur découvre un point d’équilibre entre émotions et virtuosité.

Cours de tapping - Premier pas en vidéo - Guitariste-Metal

Troisièmement, la magie est-elle préparée ou improvisée dans l’instant ? Si l’on prend l’exemple de Eddie Van Halen au début des années 80, force est de constater que certains des solos qui ont marqué l’histoire de la guitare sont le résultat d’une planification rationnelle dans le studio d’enregistrement (« Jump », 1984), alors que d’autres ont été improvisés sur le vif, sans autres préparatifs que deux ou trois écoutes du playback (« Beat It », 1984) [6]. Dans tous les cas, une improvisation réussie reflète souvent la capacité à mobiliser dans l’instant, en jouant sur l’émotion, un dur labeur réalisé en amont, comme le souligne le guitariste de jazz Larry Coryell : « lorsque j’improvise, je ne suis pas conscient des moindres détails de ce que je suis en train de faire, mais lorsque je m’exerce, tout est réfléchi, pensé. Au moment où j’improvise, j’essaie de jouer avec mon cœur. J’essaie de déconnecter la pensée. Il le faut, vraiment, ou jamais vous n’improviserez la moindre note ! »[7]. L’art du guitariste repose alors sur sa compétence à alterner l’effort de rationalisation de son jeu et un certain « lâcher-prise » nécessaire pour être pleinement dans la magie de l’instant.

Sylvain Luc by Renaud Letang, de la beauté prélevée à la source - Jazz /  Musiques Paris Studio de l'Ermitage

Quatrièmement, la magie émerge-t-elle du seul guitariste ou de la dynamique d’interaction avec les autres musiciens ? Cet instrument à six cordes peut devenir un orchestre sous les doigts d’un Sylvain Luc en solo, imbriquant simultanément ligne de basse, accords, mélodie et phrases improvisées. Mais c’est aussi indéniablement de la rencontre avec des camarades de jeu que la magie émerge : « la notion de partage dans la musique est quelque chose d’inouï, de fantastique quand on arrive vraiment à communiquer, communier avec la musique… Je pense qu’il n’y a pas d’équivalent dans d’autres arts… Le fait de se connecter comme ça et d’arriver à être en osmose »[8]. Comprendre la magie de la guitare nécessite donc simultanément de s’intéresser aux autres instruments (basse, batterie, claviers, cuivres…), aux autres musiciens, et à la nature de leur mise en relation dans l’espace sonore. 

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Cinquièmement, la magie nait-elle de l’innovation ou de la tradition ? Au cours de l’histoire de la guitare, certains innovateurs ont eu un impact considérable par le fait qu’ils faisaient basculer l’instrument dans une nouvelle dimension, ouvrant le champ des possibles par rapport au passé. On pense évidemment à Jimi Hendrix, qui a totalement révolutionné l’univers de la guitare électrique en fusionnant les styles musicaux et en exploitant les possibilités de l’association entre une Fender Stratocaster, un ampli Marshall et des pédales d’effets. Celui que l’on surnomme le « Voodoo Child » est à l’évidence le plus grand des magiciens de la guitare du XXe siècle. Mais dans sa quête, il faut aussi souligner sa volonté de creuser au plus profond de la tradition du blues, et la magie opère lorsqu’il se réapproprie avec respect le « Born Under a Bad Sign » de Albert King.

Inspirés par ces interrogations, nous présenterons les magiciens de la guitare à l’aide d’un parcours chronologique en 200 morceaux.

2. Présenter la magie de la guitare en 200 morceaux : mode d’emploi

Notre objectif est de proposer un parcours chronologique en 200 morceaux, du « Nuages » de Django Reinhardt (1953) à la reprise reggae du « Lay Lady Lay » de Bob Dylan par John Scofield (2017). La sélection des morceaux repose sur trois principes.

Premièrement, les morceaux choisis comportent tous un solo de guitare remarquable. Si les guitaristes sont des magiciens, c’est selon nous parce qu’ils s’expriment à la fois en rythmique et en lead. Nous avons souhaité que cette double facette soit présente en permanence. C’est ce qui explique par exemple que cet ouvrage ne propose pas d’analyse de morceaux tels que « Smells Like Teen Spirit » de Nirvana ou « Seven Nation Army » des Whites Stripes, qui proposent pourtant des riffs particulièrement magiques. De la même façon, les Beatles ou les Rolling Stones ne sont abordés que de manière indirecte, alors qu’ils sont à l’évidence au fondement de l’histoire du rock. Chaque morceau est donc analysé globalement puis avec une focale sur un solo de guitare, sur des plans techniques, harmoniques et rythmiques.

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Deuxièmement, nous proposons systématiquement un seul morceau par album, afin de rendre compte d’un large éventail d’albums. Cette ambition a pu poser problème. Par exemple, dans « Electric Ladyland » de Jimi Hendrix, comment choisir entre « Voodoo Child Blues », « Voodoo Child (Slight return) » et « All Along The Watchtower » ? Nous avons ciblé le premier, mais évoqué les autres comme une invitation à pousser plus loin la découverte. Par le jeu des reprises, il a aussi parfois été possible d’évoquer les morceaux non choisis en version originale. Pour prolonger l’exemple précédent, le chef d’œuvre de Jimi Hendrix « Voodoo Child (Slight return) » est abordé à travers la version proposée par Stevie Ray Vaughan.

Complete Guide to Jimi Hendrix 'Voodoo Child (Slight Return)' | Articles @  Ultimate-Guitar.Com

Troisièmement, un parcours en 200 morceaux ne peut faire l’économie d’une présentation du guitariste lui-même. Au fur et à mesure du processus de sélection des morceaux, il est devenu évident que certains guitaristes seraient plus représentés que d’autres. Nous pensons en particulier à l’incontournable Jimi Hendrix, qui, en l’espace de quatre années seulement, a témoigné d’une créativité absolue, en inventant le futur de la guitare électrique et en s’imposant comme l’acteur majeur de l’histoire de l’instrument au XXe siècle. Jeff Beck s’est exprimé sur une période beaucoup plus longue, expérimentant la guitare dans de multiples directions. Il constitue lui aussi un grand magicien de la guitare, nécessitant d’y accorder une place particulière. Mais l’histoire de chaque guitariste est intéressante, nous amenant à présenter un large éventail de musiciens ayant marqué l’histoire de l’instrument, en intégrant régulièrement des extraits d’entretien pour rendre compte de leur point de vue.

3. La magie ne s’arrête jamais

Finalement, si ce site propose un parcours des plus exhaustif en 200 morceaux de guitare, il ne devrait être perçu que comme un point de départ. De nombreux guitaristes n’ont par exemple pas été retenus, pour des raisons souvent subjectives. Il aurait notamment été intéressant d’aborder certains pionniers de la guitare blues (Robert Johnson, Elmore James, Muddy Waters, Freddie King, Albert King, John Lee Hooker, Otis Rush…) de la guitare rock (Scotty Moore, Carl Perkins, James Burton, Eddie Cochran, Chuck Berry, Link Wray…), et de la guitare jazz (Charlie Christian, Freddie Green, Barney Kessel, Les Paul, Chet Atkins, Tal Farlow…). Il est également à noter que cet ouvrage ne propose presque aucune présentation de femmes, si ce n’est le cas assez unique de Jennifer Batten, que l’on a entendu aux côtés de Michael Jackson ou de Jeff Beck. Cette caractéristique de l’ouvrage révèle à l’évidence la symbolique très masculine de cet univers musical.

En fait, la magie comporte une part incontournable de subjectivité. Elle se définie à travers les yeux de celui qui tente d’en percer le mystère. Comme le souligne avec humour le guitariste Larry Coryell, « la chose la plus étrange que j’ai pu noter est que lorsque je pense que je joue superbement, les gens pensent que je sonne comme un blaireau, alors que lorsque je crois que je sonne comme un blaireau, les gens trouvent que je joue vraiment bien ! »[9]. Ce site rend ainsi compte d’une trajectoire personnelle d’abord ancrée dans le rock, ce qui explique que la majorité des morceaux sont situés entre la révolution musicale de la fin des années 1960 et nos jours. Progressivement, le parcours en 200 albums rend compte d’une ouverture à tous les genres musicaux (pop, hard, jazz, soul, funk, reggae…). Une liste de 200 autres morceaux est proposée à la fin du site, en guise d’invitation à poursuivre la découverte des magiciens de la guitare.


[1] Entretien avec John Scofield (2020). Agentsdentretien.com.

[2] Joe Satriani, avant-propos de l’ouvrage de Ernesto Assante, (2009), « Les génies de la guitare rock ». White Star Eds.

[3] Siron, J. (1992). La partition intérieure. Jazz, musiques improvisées, p.17. Paris : Editions Outre Mesure.

[4] Kiris, D. (2018). List Addict guitares. Editions de La Martinière.

[5] Gaucher, P. (2008). Prises de Beck : jouez comme Jeff ! Muziq, 16, p.33.

[6] Sigwalt, M. (1996). Le solo : nouvelle méthodologie pour le développement de la force d’improvisation. Paris : Editions Guitar Connection, p.6.

[7] Entretien avec Larry Coryell (1974). Cité par M. Sigwalt (1996). Le solo : nouvelle méthodologie pour le développement de la force d’improvisation, p.4. Paris : Guitar Connection.

[8] Entretien avec Sylvain Luc (2017). Rictus.info.

[9] Entretien avec Larry Coryell (1974). Cité par M. Sigwalt (1996). Le solo : nouvelle méthodologie pour le développement de la force d’improvisation. Paris : Guitar Connection, p.5.

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